La semaine dernière, souvenez-vous, j’étais dans le village des Ormes avec une guide hors pair, Catherine Puglia. Aujourd’hui, à la veille des Journées Européennes du Patrimoine 2020, nous achevons la visite par un monument d’exception, berceau d’une brillante activité intellectuelle au Siècle des Lumières. « L’histoire de la commune est indissociable de celle de son château », me rappelle madame Puglia.
De puissants seigneurs et de célèbres invités
En 1642, le conseiller du Roi Antoine-Martin Pussort acquiert le domaine et entame la construction d’un vaste bâtiment, composé de sept pavillons avec jardins à la française. Le château restera dans la famille jusqu’en 1697, grâce à Henri le frère, et grâce à Marie Pussort, mère de Colbert, le célèbre ministre de Louis XIV.
En 1729, la châtellenie devient pour 250 ans le fief de la famille du comte d’Argenson, ministre de la Guerre de Louis XV. Les plus grands architectes se succèdent pour les agrandissements, les reconstructions.
Et de fameux invités défilent dans les salons, transformant le château en haut lieu d’échanges philosophiques, littéraires et artistiques. La venue régulière de Diderot, Voltaire ou encore Rousseau justifie amplement le label « Maison des Illustres » décerné par le ministère de la Culture en 2016.
Le tour du propriétaire
Je longe la RD 910, tout en gardant à l’esprit les noms de ces grands penseurs, et arrive à la grille principale. Une longue et altière allée de platanes se dresse devant moi. Je gare ma voiture à l’ombre, pour rejoindre à pied une seconde grille tout aussi impressionnante puisqu’elle s’ouvre sur la cour d’honneur. À cet endroit, à cet instant, je songe que le château et sa blanche pierre de Touraine déploient toute leur majesté ! Émerveillée, j’avance sur les pavés. Sydney Abbou, médecin et actuel propriétaire, vient à ma rencontre. Très prévenant, il entreprend de me faire visiter lui-même les intérieurs.
En introduction, monsieur Abbou m’explique que plusieurs époques cohabitent dans les bâtiments actuels. Les ailes latérales, leur pavillon en retour (aile Pussort) et les deux grands pavillons latéraux au fond de la cour datent de 1757 à 1764. Le pavillon central et les ailes en terrasse ont été érigés de 1903 à 1907, dans le souci de conserver le style XVIIIe existant.
Curieuse, je demande à ce grand amoureux du patrimoine comment il a connu et acquis le domaine. La réponse ne manque pas d’originalité ! « Il y a 20 ans, je possédais un petit château classé, en Normandie. Par un jour de pluie, alors que mon épouse et moi-même avions achevé tous les travaux, nous avons eu envie d’un autre projet. En regardant les annonces, nous avons eu le coup de cœur pour la châtellenie des Ormes. Le couple d’enseignants propriétaire souhaitait s’en défaire. Toutefois il fallait commencer par vendre notre bien normand. Au final, nous avons échangé nos châteaux ! »
Grâce au soin apporté au mobilier par M. Abbou et son épouse, les intérieurs reflètent les temps fastueux que furent le Siècle des Lumières et la Belle Epoque. Me voici plongée dans l’atmosphère d’une grande demeure aristocratique…
Le vestibule et son escalier
Comme tous les visiteurs, je commence par pénétrer dans le grand vestibule en pierre blanche et dallage de marbre blanc et noir. Lumineux, long de 60 mètres, il abrite une singulière collection de serrures des XVIIe-XVIIIe siècles, ainsi que des tableaux représentant des fables de Jean de La Fontaine. Il s’agit en fait de cartons de lissier qui servaient de modèles pour les tapisseries, avant l’apparition du Jacquard. Catherine Puglia me glisse à l’oreille que l’éminent fabuliste aurait d’ailleurs écrit « Le petit poisson et le pêcheur » au château du Verger à Châtellerault.
Je ne me lasse pas d’admirer cette galerie et le superbe escalier qui le prolonge.
La salle à manger
À son extrémité gauche, le vestibule dessert une salle à manger du XVIIIe, cernée par les bustes des philosophes et souverains de l’époque. Voyant ma surprise face aux murs de cette pièce, M. Abbou précise qu’ils sont en stuc marbre.
Le salon des batailles
Suit un salon bleu, surnommé « le salon des batailles », en souvenir des scènes de combats de Louis XV, commandées par le ministre de la Guerre au peintre Pierre l’Enfant. Les tableaux authentiques sont exposés à Versailles. Ici, M. Abbou a choisi d’installer des chinoiseries et sa collection de pianoforti.
Le salon d’apparat
Deux pianos à queue trônent dans cet espace où se déroulent les concerts, notamment lors des Journées Européennes du Patrimoine. Sydney Abbou sollicite mon regard sur ce que je prends au départ pour des tapisseries. Il s’agit en réalité des reproductions de cinq tentures, réalisées par la manufacture des Gobelins (1716-1725) et qui relatent L’histoire de Don Quichotte. Les originaux ont été cédés au musée du Louvre en 1977.
Le salon de musique
Au centre, parade un magnifique billard datant de la Restauration. Tandis que j’examine la collection d’oiseaux naturalisés, le propriétaire attire mon attention sur le portrait de Marc-Pierre d’Argenson, « le tableau le plus important pour l’histoire du château ». Son auteur serait Jean-Marc Nattier, artiste à la cour de Louis XV et créateur de la couleur bleu à son nom.
La bibliothèque
Derrière l’escalier, trois salles en enfilade composent la bibliothèque, pièce favorite de bien des visiteurs. Y règne une atmosphère cosy, entre livres anciens, tables de lecture, canapés et œuvres d’art. Je suis particulièrement impressionnée par l’herbier constitué par le marquis Marc-René-Marie d’Argenson à partir de 1804, et superbement restauré par M. Abbou.
Les cuisines
Je visite une des deux cuisines, celle à droite de la galerie. Aux proportions hors normes, elle comprend une immense cheminée et un beau potager du XVe en pierre à cinq feux. Monsieur Abbou raconte : « Les braises de la cheminée étaient placées dans les alvéoles du potager pour cuire les aliments à l’étouffée ou les réchauffer. »
Dans la pièce attenante, je découvre la boulangerie et son four à pain.
Puis Sydney Abbou doit honorer un autre rendez-vous et confie la suite de la visite guidée à madame Puglia, habituée à cet exercice. Je remercie celui qui prend tant à cœur la mise en valeur de ce monument historique.
L’orangerie
Catherine et moi traversons la cour d’honneur pour rejoindre l’aile Pussort. L’Orangerie témoigne du goût pour l’exotisme à cette période. Orangers et citronniers y étaient rangés à l’abri l’hiver. À présent, cet espace est loué pour des réceptions. Quel cadre pour un mariage !
Un canot à moteur
Dans la basse-cour, M. Abbou expose la rareté qu’il a trouvée dans les réserves du château : le plus ancien canot automobile connu à ce jour. Datée de 1902, classée Monument Historique cent ans plus tard, Suzette II a été restaurée par les ateliers du patrimoine en 2006. Je m’imagine voguer sur ce yacht vintage, cheveux au vent !
La glacière
Dans le parc, près de l’ancienne lingerie et des jardins sur la rivière, Catherine Puglia me montre la glacière du XVIIIe et XIXe siècles, peu photogénique mais particulièrement astucieuse. Les habitants profitaient des hivers rudes pour rapporter la glace dénichée sur les bords de Vienne. Ils la déposaient entre des fagots et de la paille, au fond de la glacière. Ce petit édifice s’avère hermétique grâce à ses trois sas. De juin à septembre, on y mettait le poisson et la viande. Avec les glaçons pilés, on confectionnait des sorbets selon la recette enseignée par le Grand Turc à Louis XIV.
La centrale électrique
De l’autre côté de la cour d’honneur, près de la grille d’entrée, se cache une autre curiosité. L’ancien pavillon du gardien abrite une centrale qui a fourni l’électricité au château de 1906 jusqu’en 1935. Encore en état de fonctionnement, c’est l’un des rares exemples conservés. J’admire le tableau mural et les ampoules fabriquées à la main.
La Bergerie
Pour conclure cette passionnante balade ormoise, Catherine Puglia m’accorde une dernière faveur. Elle a emprunté à la mairie les clés d’un bâtiment qui, à l’accoutumée, ne se dévoile que de l’extérieur.
Nous sortons par les deux portails principaux du château et tombons nez à nez avec une grange-écurie de 80 mètres de long. Le marquis d’Argenson l’avait commandée vers 1760, afin de la contempler depuis sa demeure. Elle n’a jamais eu de réelle utilité, sinon d’impressionner les voyageurs de passage.
Ma guide du jour me fait remarquer la majesté de la construction, les sculptures symboliques du fronton sur 15 mètres de large, ainsi que le cadran solaire (une méridienne à droite de la porte) qui indique l’heure entre 11h et 13h.
À l’intérieur, le monument de 12 mètres de profondeur recèle une belle charpente restaurée avec les poutres d’origine.
Thématiques